ROBERT SABATIER, poète, romancier, membre de l'Académie Goncourt : "J'ai été intéressé par le ton de ce livre, par ses accents de sincérité et la parfaite coulée du style."

L'auteur raconte dans ce récit son expérience dans le premier journal d'opposition de Macédoine au moment de l'indépendance de cette dernière en 1991 dans le cadre de l'éclatement de la Yougoslavie, ainsi que sa vie au sein d'un groupe de jeunes artistes de l'opéra et leur vision de ce monde en pleine mutation.

EXTRAIT : "(...) Je fais connaissance avec l’équipe du journal. La partie technique vient de Kumanovo, une petite ville à cinquante kilomètres au nord, près de la frontière serbe. L’unique imprimerie moderne, capable de sortir plusieurs quotidiens, est réservée aux journaux communistes ainsi que les stocks de papier et nous n’y avons pas droit. C’est la raison pour laquelle, chaque nuit, une fois les planches montées et enveloppées en catastrophe, nous parcourons, au volant d’une vieille Zastava, la longue route qui mène à la petite imprimerie de Kumanovo. On y travaille comme autrefois, lentement mais sûrement, une fesse calée sur une pile de papier en sirotant un thé noyé dans du raki. L’accent lourd et roulé des ouvriers rend toute conversation impossible. Nous nous contentons de sourire et de quelques pincements de joue, façon de dire que l’on vous aime bien.Les premiers numéros ont eu du succès. Il est cependant impensable, étant donné la précarité de la situation, d’augmenter le tirage. Je n’écris plus pour le journal, comme je l’ai fait quand j’étais correspondante à Paris. Je ne suis donc pas concernée directement par les problèmes que le journal rencontre. Je suis en somme une spectatrice privilégiée. Participer à la naissance d’un journal dans un pays en pleine mutation, à quelques lieues d’une « boucherie » sanguinaire, ce n’est pas donné à tout le monde. Mon rôle se borne à un soutien solidaire dont je retire une expérience unique.
L’essence manque. La Grèce, n’ayant pas obtenu satisfaction, retient les camions-citernes à sa frontière, unique passage pour l’approvisionnement. Jerricane à la main, nous parcourons les avenues de Skopje en quête de quelques litres d’essence pour le bouclage du soir. Les deux principaux boulevards sont bordés, jusqu’à l’entrée des stations, par d’immenses files de voitures abandonnées depuis plusieurs jours dans l’attente d’une prochaine réouverture. Dans le malheur, nous pouvons enfin voir disparaître l’épais nuage de fumée qui asphyxiait chaque hiver la vallée, tel un poumon gorgé de goudron auquel on aurait supprimé l’apport fumeux et nauséabond des cigarettes. On manque d’essence, mais on respire. Le plus frappant est le silence qui règne. Seuls les transports en commun bénéficient des dernières réserves de gazole. Il en est de même pour quelques hommes triés sur le volet, d’une importance politique ou économique discutable. Aussi ne voit-on défiler que des bus rouges, bondés d’une foule hétéroclite, et de reluisantes voitures de sport venues d’un autre monde. La ville prend un aspect futuriste comme si, après un cataclysme, on eut fabriqué un seul type de véhicule pour la population rescapée et miséreuse et comme si, au volant d’engins luxueux, de mystérieux Big Brothers eussent détenu le pouvoir.Les restrictions touchent maintenant tous les aspects primordiaux de la vie quotidienne : chauffage, viande, fruits, pièces détachées pour les réparations urgentes et imprévues, et même le papier toilette qu’il nous arrive de négocier au rouleau après avoir visité plusieurs magasins(...)"

Stefani Senar est née en France en 1970. Elle a étudié l'histoire des Balkans à l'INALCO, région où elle situe, à ce jour, ses écrits, "Racines Barbares" et "Le firman" (La formule du diable" en ebook) traduit en 4 langues.
Racines barbares, écrit en 1994, est paru en traduction macédonienne en 2000 aux Editions AEA-Misla (Macédoine).

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