Ce livre est celui d’un «polycarpe», référence à saint Polycarpe, évêque de Smyrne, qui se plaignait à Dieu du siècle dans lequel il l’avait fait naître.
Pourtant, en ce qui me concerne, tout avait bien commencé. Je suis venu au monde en cette période bénie, pacifiée, pacifique et prospère que l’on appelle les Trente Glorieuses. Né en 1957, j’ai grandi dans cette douce France, le pays cher à mon enfance où j’aimais la modernité qui s’offrait à moi. Puis est intervenu Mai 68 alors que je m’apprêtais à faire mon entrée dans un collège militaire de mon choix. Premier décalage avec l’homme moderne issu de cette révolte.
Poursuivant une carrière dans le Service de Santé des Armées, l’Histoire est venue à ma rencontre quand ont surgi les « événements » de novembre 1984 en Nouvelle-Calédonie et que j’exerçais comme médecin de brousse en plein fief FLNKS.
Ensuite, en 1986, j’ai découvert ce qu’était réellement l’Armée française comme médecin-chef dans un régiment du Génie en Alsace puis comme psychiatre officiant dans les hôpitaux militaires parisiens. Grande affaire à l’époque : le service militaire et les réformes pour des raisons psychiatriques. Autre stigmate du malaise dans la conscription : 1 % des appelés incorporés tentaient de se suicider.
Depuis 2002, exerçant en ville, je sens battre le pouls de la société francilienne, recevant des gens d’âges et de milieux divers dont beaucoup se plaignent de ne plus se reconnaître dans notre époque. Comme eux, je souffre de bouffées de polycarpisme, un terme inventé par Roland Barthes pour désigner le mal qui consiste à voir son époque comme une boîte à chagrin.
Ce livre fait écho à cette part de désarroi qui prend sa source dans le fait que nous avons changé de paradigme en décidant, en 1945, de rompre avec l'Histoire (principe d’intangibilité des frontières), si bien que notre époque est contrainte d’inventer, au jour le jour, un modèle de société radicalement nouveau et qui est loin d’être aussi lumineux qu’on veut bien le dire.
Désormais les guerriers ne font plus la Loi ; ils n’écrivent plus l’Histoire. La puissance de l'argent suffit à faire tourner le monde. Le phallus, comme disent les psychanalystes, a changé de nature et de lieu : il n'est plus le glaive mais le dollar ; il a déserté la classe politique qui, jusqu'alors, était intimement liée à la fonction guerrière, pour rejoindre le monde des affaires et de la finance.
Ainsi va le monde. Mais sait-il seulement vers quels rivages il vogue ?
Le polycarpe que je suis s’interroge sur l’avenir d’un édifice qui ne repose plus que sur une seule structure, liée à la fonction productrice, quand la société historique qui nous précédait en avait trois. Il s’interroge aussi sur la standardisation qui s’exerce dans tous les domaines : en économie (globalisation, mondialisation…), au plan social (abandon du patriarcat, libéralisation des mœurs…), architectural (immeubles, gratte-ciel semblables à New York, Singapour ou Tanger) et culturel (tourisme de masse, musique, cinéma…) et qui, partout, crée une société et un citoyen universels. À la coalition des cultures, chère à Claude Lévi-Strauss, succéderait l’uniformisation, c’est-à-dire le vide, le néant.
Le polycarpe n’est pas seulement mal dans son époque, il est inquiet de l’avenir d’une société qui s’est édifiée sur une perte, celle de l’illusion d’innocence de l’humanité, et dans la fuite de l’horreur, celle de son passé et celle, immédiate, du danger d’une guerre planétaire et nucléaire.