Ce livret fait partie du POLYCARPE, il en est l’épilogue.
Une page est tournée. Le monde a été arraché des mains des peuples et des États-nations. Et cette fois, c’en serait terminé de l’Histoire et de ses inévitables guerres. Le nouvel ordre mondial se chargerait de faire la « guerre » à la guerre : rien de plus, rien de moins. Plus jamais ça, car cette fois, les conséquences ne seraient pas seulement désastreuses mais fatales à l’humanité. Arrêter le mouvement de l’Histoire était une obligation ; c’est le défi que nous nous sommes lancés il y a soixante-dix ans, un défi surhumain et à l’avenir incertain. C’est un combat de tous les instants qu’il nous faut mener, car c’est un combat à livrer contre nous-mêmes, contre cette nature qui pousse les hommes à se mesurer et à dominer pour vivre, mettant en œuvre alors leur pulsion de mort. Sans doute est-ce aussi cette raison qui nous conduit à mener dans l’ombre ce combat contre nature afin de ne pas provoquer son réveil.
On se devait donc de mettre en place une organisation nouvelle du monde afin de garantir la paix et de l’imposer si nécessaire. C’est celle qui fut élaborée et mise sur pied dès 1944 ; c’est celle que nous connaissons et c’est d’elle que se soutiennent l’idéologie et le discours des modernes. Le Bien est de leur côté : les modernes sont les gardiens de la planète et de l’humanité. Ils doivent nous sauver malgré nous, malgré ce que nous sommes. Rien ne saurait donc leur être opposé. Ils pourchassent le Mal, car tel est leur vocation. Plus : c’est un devoir. C’est même, pour ainsi dire, une mission sacrée. Sauf à être fou ou totalement irresponsable, nous disent-ils, chacun doit suivre cette ligne de conduite : sus au Mal !
Certes. Alors je suis malade. Peut-être suis-je dérangé ? Je serai un antisocial ou quelque chose de ce genre : un danger public. Car, sans être pétrie de mille ans d’histoire de France comme pouvait l’être de Gaulle, une part de moi est faite du lien intime et profond que j’ai tissé depuis ma tendre enfance avec mon pays, avec sa terre, avec sa culture et avec son histoire, partageant cet attachement avec mes compatriotes et à travers nos institutions. Il se trouve aussi que ce pays auquel je me suis attaché est celui de mes aïeux. C’était leur terre. C’est également un patrimoine culturel et historique qu’ils ont contribué à mettre en valeur au fil des siècles avant de me le transmettre. J’ai eu la faiblesse de recevoir cet héritage et surtout, de le prendre à mon compte. Dois-je alors comprendre que, faisant cela, le Mal est en moi ? Irrémédiablement inscrit en moi ? Je me refuse à le croire et quand bien même ce serait le cas, je ne peux me départir de ce que je suis.
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Comme d’autres, du moins je le suppose, je vis mal cette modernité qui tente de s’imposer un peu partout, et d’abord dans mon esprit. Pour lui complaire, il faudrait que j’en vienne à me considérer comme citoyen du monde au prétexte qu’en étant ce que je suis, je serais complice du Mal et en premier lieu, des horreurs commises par mes ancêtres. Pour les modernes de ce siècle, diabolique fut l’histoire que mes pauvres parents ont écrite…/…
L’homme moderne se voit citoyen du monde. Nouveau, ce citoyen-là n’a pas de sang sur les mains. Tolérant, généreux et pacifique, il est l’horizon de l’humanité. Le moderne doit être capable de s’adapter partout où il se trouve, il doit pouvoir vivre et travailler où bon lui semble, sans oublier de consommer, bien entendu. Il aime la diversité, car il n’est prisonnier ni de son passé ni de son appartenance nationale. Il ne cultive pas sa différence car la différence divise, elle enferme, quand la diversité rassemble et invite à rejoindre une entité plus vaste et plus ouverte. À vous de choisir nous dit ce citoyen modèle : l’enfermement et le Mal, ou l’ouverture et le Bien. Vu sous cet angle, le choix paraît simple, il est évident : nous devrions tous troquer notre part identitaire nationale pour cette citoyenneté mondiale enchante